Critique, cinéphile, ancien protégé de Roger Corman, réalisateur associé (bien malgré lui) au Nouvel Hollywood, Peter Bogdanovich accumula, en sus des étiquettes, autant les réussites et les succès publics instantanés à partir de The Last Picture Show en 1971, qu'il connut aussi rapidement une suite de désillusions et d'échecs dès 1974 avec Daisy Miller. Auteur de trois succès et trois bides mémorables, dans cet ordre, le cinéaste étasunien se lança, après un hiatus de trois années, sur les recommandations du maître Orson Welles, dans l'adaptation du roman de Paul Theroux, Saint Jack, relatant l'histoire d'un proxénète américain vivant à Singapour. Lauréat du prix Pasinetti [1] du meilleur film à La Mostra de Venise en 1979, comptant parmi les œuvres préférées de son réalisateur, Saint Jack est désormais disponible, au même titre que The Last Picture Show, en Blu-ray (et DVD) en version restaurée depuis ce 10 octobre dans une édition collector, et dans les salles à partir de la semaine suivante.
Singapour, début des années 1970. Jack Flowers (Ben Gazzara), ancien soldat de la guerre de Corée en exil, est un proxénète qui rêve de diriger sa propre maison close. Un jour, il fait la
connaissance de William Leigh (Denholm Elliott), un comptable britannique résidant à Hong
Kong, et se prend vite d'amitié pour cet homme rangé et
attachant. Quand Jack réussit à monter quelque temps plus tard son propre établissement, celui-ci attise rapidement la convoitise des Triades qui voient d'un mauvais œil la réussite de ce franc-tireur...
Tourné entre mai et juin 1978, en décors réels à Singapour [2], avec un scénario adapté par son propre auteur, Saint Jack se démarque frontalement des précédents films de Peter Bogdanovich. Produit grâce au soutien de Roger Corman, producteur de son premier long métrage, La cible, ce film, doté, on l'aura compris, d'un budget réduit, n'en demeure pas moins une réussite tant celui-ci offre un nouvel espace de liberté au cinéaste. Affranchi des pressions et de la mainmise des grands studios, Peter Bogdanovich profite de cet éloignement rédempteur sous d'autres latitudes pour retrouver l'inspiration des débuts (celui-ci ayant de son propre aveu sa part de responsabilités dans les fiascos nommés Enfin l'amour et Nickelodeon).
Photographié par Robby Muller [3], Saint Jack fut filmé dans des conditions proches du cinéma guérilla de Corman. Croisement entre la chronique sociale, la comédie mélodramatique et le film de gangster, Bogdanovich brouille autant les pistes, qu'il s'écarte des lieux communs et des attendus. Des nombreuses influences cinématographiques autoproclamées qui nourrissent ce long métrage (Welles et Renoir en tête), celle de John Cassavetes et son Meurtre d'un bookmaker chinois, sorti trois ans plus tôt, s'avère toutefois la plus évidente : des similarités entre les deux personnages principaux, joués par Ben Gazzara, à cette envie de jouer avec les codes du film de genre.
Divisé en trois actes, ceux-ci coïncidant avec les visites annuelles de William Leigh, Saint Jack dévoile à mesure les différents épisodes de la vie de Jack Flowers. De son activité de proxénète, pourvoyant aux besoins sexuels de ses compatriotes, à sa rencontre avec l'agent de la CIA Eddie Schuman (Peter Bogdanovich), ce dernier lui propose de gérer une maison close financée en sous-main par l'agence pour divertir les GI's en permission [4], avant qu'il n'achète ses services pour faire chanter un sénateur démocrate (George Lazerby) opposé à la guerre du Vietnam.
Peinture douce-amère d'un monde post-colonial, peuplé d'expatriés en perdition, Saint-Jack se distingue, enfin, et sans surprise, par l'interprétation de Ben Gazzara. Tantôt loser, tantôt cool, Jack Flowers est un irrésistible antihéros... et un charmant souteneur. Ce portrait bienveillant et surprenant (qui plus est quand on connait l'histoire personnelle de Bogdanovich à l'orée des années 80) ne verse toutefois pas dans la complaisance, et trouve sans doute sa source dans la figure de l'acteur Cassavetessien. A charge pour le spectateur d'accepter, ou non, la « sanctification » de Flowers après avoir refusé de se compromettre dans le chantage orchestré par la CIA.
En parallèle avec la sortie des deux films, Carlotta édite deux livres consacrés à Peter Bogdanovich : le premier, Le cinéma comme élégie, sous-titré Conversations avec Peter Bogdanovich est signé par Jean-Baptiste Thoret, livre incluant le documentaire inédit de Bill Teck, One Day Since Yesterday, Peter Bogdanovich et le film perdu, le second, le roman de Peter Bogdanovich, La Mise à mort de la licorne, publié en 1984, essai dédié à Dorothy Stratten, compagne du cinéaste, assassinée en 1980.
A (re)découvrir.
A (re)découvrir.
Saint Jack (Jack le magnifique) | 1979 | 115 min | 1.78 : 1 | Couleurs
Réalisation : Peter Bogdanovich
Production : Roger Corman, Hugh Hefner & Edward L. Rissien
Scénario : Howard Sackler, Paul Theroux & Peter Bogdanovich d'après le roman de Paul Theroux
Avec : Ben Gazzara, Denholm Elliott, Joss Ackland, Rodney Bewes, James Villiers, Mark Kingston, George Lazenby, Peter Bogdanovich
Directeur de la photographie : Robby Müller
Montage : William C. Carruth ___________________________________________________________________________________________________
[1] Ex-æquo avec Le Marathon d'automne du soviétique Gueorgui Danielia. Après dix ans de pause, la compétition officielle fera son retour l'année suivante lors de sa 38ème édition.
[2] Dans l'un des bonus, Peter Bogdanovich évoque comment il proposa aux autorités Singapouriennes un faux scénario d'une trentaine de pages afin d'avoir les autorisations, une adaptation du roman sur l'île, du fait des thématiques abordées, étant totalement inconcevable pour ces dernières.
[3] Fait avéré, pendant la guerre, l'armée américaine a envoyé des troupes à Singapour afin d'assurer la gestion des maisons de passe.
[4] Disparu cette année en juillet dernier, ce chef opérateur de Wim Wenders (Alice dans les villes, L'ami américain, etc.) débuta, parallèlement, à partir de Saint Jack une carrière aux États-Unis (Police fédérale, Los Angeles), signant par la suite le début de sa collaboration avec Jim Jarmusch à partir de Down by Law.
[3] Fait avéré, pendant la guerre, l'armée américaine a envoyé des troupes à Singapour afin d'assurer la gestion des maisons de passe.
[4] Disparu cette année en juillet dernier, ce chef opérateur de Wim Wenders (Alice dans les villes, L'ami américain, etc.) débuta, parallèlement, à partir de Saint Jack une carrière aux États-Unis (Police fédérale, Los Angeles), signant par la suite le début de sa collaboration avec Jim Jarmusch à partir de Down by Law.
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