Sorti le 10 octobre dernier en DVD chez Carlotta, Études sur Paris appartient à une catégorie rare, celle d'être la seule oeuvre rescapée d'un artiste maudit : André Sauvage. Le qualificatif apparaît abusif tant il fut utilisé à tort et à raison. Pourtant, l'un des pères du documentaire d'avant-garde ou « nouvelle vague documentaire » française, ne laissa à la postérité que des bribes de sa maigre, car écourtée, filmographie : perte des négatifs de ses premiers films documentaires, problèmes techniques sur Pivoine déménage [1], puis mise à l'écart du montage de La croisière jaune d'André Citroën, signant ainsi son retrait définitif du monde des arts (pour celui des champs). Or Études sur Paris offre aux spectateurs une vision inédite, cinq portraits lyriques où la poésie d'André Sauvage capte la mue de la capitale française, entre naturalisme et modernité, à la veille du grand chambardement capitaliste.
Artiste total, cinéaste, écrivain et peintre, André Sauvage signe en 1923 avec son premier documentaire La traversée du Grépon un modèle du genre. Véritable exploit technique et physique, le cinéaste accompagné d'une équipe réduite escalade et filme Le Grépon, sommet rocheux s'élevant à 3 482 mètres au dessus de Chamonix. Quatre années plus tard, Sauvage visite la Grèce, armé de sa seule caméra afin de réaliser « un film de voyage ». Déjà remarqué par son précédent long métrage, Sauvage s'impose avec Portrait de la Grèce, tel Jean Vigo un peu plus tard, comme l'un des poètes d'un nouveau cinéma. Mais à l'instar du Grépon, l'intégralité de ce périple hellénique, comportant des vues d'Athènes, des montagnes de Météores et des îles de Délos, Santorin, etc., est également perdu, ne reste plus de nos jours que des coupes et autres rushes (restaurés à partir des notes de l'auteur et disponibles en guise de suppléments sur le DVD [2]).
Passé un essai surréaliste intitulé Fugue (1928) (également disparu...), André Sauvage s'attelle la même année à la réalisation d'un portait de Paris sous forme d'études poétiques en cinq parties : Paris-Port, Nord-Sud, Îles de Paris, Petite Ceinture et De la Tour Saint-Jacques à la Montagne Sainte-Geneviève. Dans le sillage du jeune mouvement documentaire d'art qui prend son essor à la fin de cette décennie en France et en Europe, le réalisateur à travers ces études souhaite faire découvrir à ces contemporains les mystères, la beauté et l'inattendu de la capitale. Loin de la visite touristique, monuments historiques, grands boulevards et façades haussmanniennes en sus, Sauvage est plus attaché aux détails, à la mise en lumière d'un Paris populaire, peuplé des « petits gens » et des « petits métiers parisiens », empreintes du passé et des mutations à venir.
Paris-Port. Au commencement la Seine, et ses bords champêtres, en amont de l'Île Saint-Louis où se croisent diverses péniches et badauds venus profiter des joies paisibles des bords du fleuve ; lieu de vie et témoin de la révolution industrielle, cheminées parfaitement alignées, grues transbordeuses et ces travailleurs s'affairant à la bonne marche de cette mécanique savante. Du passage aux écluses de la Briche à celle du Pont de Flandres, cette même agitation du peuple du quai au gré des passages successifs des péniches vers le Canal Saint-Martin, jusqu'à cet étrange souterrain traversé de rayons lumineux et de turbulences vaporeuses sous le boulevard Richard Lenoir, menant au Pont Morland où le Canal ouvre enfin ses portes sur la Seine.
Sauvage, de par ces cinq portraits, offre une vision cinématographique inédite des lieux parisiens, dominée par cette volonté de se rapprocher au plus près de l'humain et de la modernité, loin des clichés de la seule ballade touristique. Et si l'envie de comparer cette traversée de la capitale avec celle d'aujourd'hui parait inévitable pour le spectateur, l'approche et l'ampleur inédite de l'entreprise de l'auteur tend à gommer ce réflexe.
Mis en musique par l'un des pionniers (de la deuxième vague) de la techno de Detroit, Jeff Mills [3] et par le Quatuor Prima Vista, les facilités du support numérique permettent ainsi de jongler selon l'humeur entre une minimaliste électronique hypnotique et un certain classicisme musical.
Mis en musique par l'un des pionniers (de la deuxième vague) de la techno de Detroit, Jeff Mills [3] et par le Quatuor Prima Vista, les facilités du support numérique permettent ainsi de jongler selon l'humeur entre une minimaliste électronique hypnotique et un certain classicisme musical.
Fourni avec un précieux livret de 48 pages sous la direction d'Eric Le Roy (Archives françaises du film CNC), Études sur Paris méritait bien, 84 années après, un si respectueux traitement.
PS : Études sur Paris a bénéficié d’une restauration photochimique initiée par les archives françaises du film du CNC, puis d’une restauration numérique réalisée au laboratoire l’Immagine ritrovata de la cineteca di Bologna.
Études sur Paris | 1928 | 80 min
Réalisation, photographie, montage : André Sauvage
Musique : Jeff Mills,Quatuor Prima Vista
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[1] Avec Michel Simon dans le rôle d'un clochard parisien trois années avant celui de Boudu sauvé des eaux (1932) de Jean Renoir.
[2] Parmi les bonus, six films produits et réalisés par André Sauvage sont proposés en complément des trois cités précédemment : Edouard Goerg à Cély, Essais sonores d'André Sauvage pour Pivoine déménage, et un film de famille : Rue du pré aux clercs.
[3] L'attrait de Mills pour la musique cinématographique ayant débuté en 2000 par la composition d'une nouvelle bande-son du Metropolis de Fritz Lang.
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