Duel au soleil - King Vidor (1946)

Quatre mois après leur Coffret Ultra Collector consacré aux années Selznick d'Alfred Hitchcock, Carlotta édite une nouvelle édition luxueuse dédiée à l'autre production Selznick, après Autant en emporte le vent, rentrée dans la légende du cinéma, Duel au soleil. Film le plus onéreux jamais tourné à l'époque, tournage rocambolesque étalé sur près de deux années, etc., Duel au soleil et sa « monstrueuse » fabrication furent autant une entreprise démesurée, que la marque de la mégalomanie de son producteur. Triomphe commercial et critique à sa sortie, symbole d'un âge d'or hollywoodien qui connaissait alors ses derniers instants, Duel au soleil est désormais disponible pour la première fois dans sa version restaurée à partir du 21 mars prochain en Coffret Ultra Collector Blu-ray + DVD + livre et éditions Blu-ray et DVD [1].

Après l'exécution de son père, condamné à mort pour avoir tué sa femme indienne et son amant, la jeune Pearl Chavez (Jennifer Jones) part s'installer chez les McCanles, de riches cousins éloignés vivant au Texas. Sa peau métissée lui vaut de connaître l'hostilité du patriarche (Lionel Barrymore), et sa beauté d'attiser les tensions familiales, notamment entre les deux frères Jesse (Joseph Cotten) et Lewt (Gregory Peck). Car l'aîné, brillant diplômé en droit, est aussi pondéré et droit que le cadet, jeune voyou sans foi ni loi, est impulsif et passionné. Entre ces deux frères rivaux, Pearl va devoir choisir…
  
Adaptation du roman éponyme publié en 1944 de Niven Busch, scénariste du classique noir Le facteur sonne toujours deux fois la même année, et auteur de neuf scénarios de western entre 1940 et 1955 [2], les droits de Duel au soleil furent achetés par David O. Selznick en novembre 1944 après la tentative, et l'échec conjoint de Busch et de la RKO, à monter une production et une adaptation dudit roman. D'un scénario totalement réinventé par Selznick, avec l'appui notable d'Oliver H.P. Garrett, présent à toutes les étapes des versions du script (on n'en comptera pas moins de huit), le long-métrage se démarque en premier lieu par la volontaire et surprenante distanciation affichée du producteur et du réalisateur King Vidor pour le western et pour le roman.

D'une première collaboration en 1932 avec L'oiseau de paradis, mélodrame pré-Code empreint d'érotisme et d'amour interethnique, le duo Selznick / Vidor insuffle à Duel au soleil ce même esprit sinon libertaire, du moins provocant, au risque de s'octroyer quatorze ans plus tard les foudres des omnipotents censeurs (on y reviendra). Bien décidé à faire de Duel l'Autant en emporte le vent du western, Selznick réécrit dès lors le scénario selon ses propres inflexions, dévoyant autant les codes du genre que ses thèmes selznickiens. Romantisme sudiste confronté à la brutalité du western, héroïne combative en proie à un destin tragique, le film joue de ces ambivalences, voire de ces ambiguïtés devant et derrière la caméra. Selznick et Vidor portait ainsi un jugement antagoniste envers Lewt, le premier souhaitait faire apparaître le cadet McCanles comme "le pire fils de pute jamais vu au cinéma", alors que le cinéaste considérait l'alter ego de Pearl comme un personnage immature, contrôlant peu ou mal ses émotions et son énergie. Une dichotomie qui résonne également dans les choix de mise en scène de Vidor, concentré autour d'un ensemble de séquences intimistes, Duel est ponctué par de grandes scènes spectaculaires (le déraillement du train, les séquences de rassemblement de troupeaux, etc.), prétexte à la démesure selznickienne.

Film au style monumental, soutenu par un Technicolor de toute beauté, Duel au soleil rivalise avec les productions des grands studios, à l'image des nombreuses prises crépusculaires évoquant la photographie d'Autant en emporte le vent, et les matte paintings signés Jack Cosgrove. Entré, comme évoqué en préambule, dans la légende du cinéma hollywoodien pour ses nombreux dépassements de toute sorte, et son nombre, non moins conséquent, de collaborateurs, le film est connu également pour sa notable valse des metteurs en scène et autres chefs opérateurs [3]. Dans l'ordre, d'un délai initial de dix semaines de tournage, la production subit en avril 1945 son premier retard notable après plusieurs conflits syndicaux, Selznick profitant des deux mois de pause pour étoffer considérablement le scénario (et engager de nouveaux acteurs, pour lequel il écrit à mesure diverses scènes supplémentaires). Embauché au départ comme conseiller à l'éclairage et à la couleur, réalisateur des essais de Jennifer Jones puis assistant de Vidor sur le tournage, le cinéaste autrichien Josef Von Sternberg (L'ange bleu, L'impératrice rouge) tourne ainsi, en complément de celles de la seconde équipe dirigée par Otto Brower, plusieurs séquences (reconnaissables à leur forme autrement plus charnelle que celles signées Vidor). Septembre 1945, suite au départ définitif de Vidor, Selznick engage William Dieterle, dont la tâche délicate est de réaliser le prologue, le final, le déraillement du train, la grande scène festive du barbecue, pour un tournage qui se clôt définitivement les 3 et 4 avril de l'année suivante. De cet imbroglio cinématographique, Duel compte six réalisateurs différents (en écartant Selznick), un record, et une paternité de la mise en scène qui revint finalement à Vidor (auteur de près des trois quarts des scènes montées).

Western lyrique caractérisé par cette histoire d'amour passionnée, Duel au soleil n'en demeure pas moins un cas d'école en matière de long-métrage lésé par la censure de l'époque. Pouvait-il en être autrement. Devant la pression exercée par Joseph Breen en charge de l'application du Code Hays, et les attaques de la Legion of Decency, Selznick dut couper plusieurs scènes majeures, la sensualité de Pearl, son droit revendiqué au désir, et les séquences les plus provocantes qui vont de pair, n'étant pas du goût, on l'imagine, des ligues de vertu. Non content de devoir réduire la séquence de l'étang, ou de retourner en vain plusieurs fois celle de la danse de Pearl (coupée définitivement au montage), sans oublier celle où Pearl accepte les avances brutales de Lewt [4], Selznick dut consentir à ajouter à Duel un prologue religieux [5] (narré par Orson Welles). Un procédé sinon contestable, du moins inefficace et à l'effet inverse, tant le succès et la publicité du métrage gravitaient autour de cette passion torride [6], quasi-animale entre Pearl et Lewt.

Un classique.



Crédit photos : Duel au soleil © 1947 AMERICAN BROADCASTING COMPANIES, INC. Tous droits réservés.


Duel in the Sun (Duel au soleil) | 1946 | 144 min | 1.85 : 1 | Couleurs
Réalisation : King Vidor
Production :  David O. Selznick
Scénario : David O. Selznick d'après le roman de Niven Busch
Avec : Jennifer Jones, Gregory Peck, Joseph Cotten, Lionel Barrymore, Herbert Marshall, Lillian Gish, Charles Bickford
Musique : Dimitri Tiomkin
Directeur de la photographie : Lee Garmes, Hal Rosson, Ray Rennahan
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[1] Le même jour sort en Blu-ray et DVD en version restaurée une autre production Selznick, Le Portrait de Jennie (1948), réalisé par William Dieterle avec Jennifer Jones et Joseph Cotten.

[2] Les droits de son roman Les furies furent achetés par la Paramount pour une adaptation réalisée par Anthony Mann en 1950.

[3] Lee Garmes devint le directeur principal de la photographie lors de la reprise du 25 juin après le départ de Rosson pour « non disponibilité ».

[4] Si brutales que celles-ci s'apparentent à une agression sexuelle en bonne et due forme.

[5] En sus de son contenu sulfureux, les censeurs goûtèrent peu le personnage du prédicateur puritain Jubal Crabbe joué par Walter Huston.

[6] A noter que le long-métrage était également surnommé "Lust in the Dust".

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